François Bizot

Anthropologue et écrivain

Une enfance lorraine

François Bizot est né en 1940 à Nancy. Après les études au collège de la Malgrange, sur les conseils de son père – métreur –il est inscrit à l’Ecole de géomètres de Nancy. Il adore dessiner et se passionne pour le jazz. Elève irrégulier, il dessine tout ce qui lui passe sous les yeux avec une aisance de surdoué. Charlie Parker est son idole : « Ses solos, je ne les connais pas seulement par cœur, ils sont écrits au fond de moi. » Il devient tromboniste et accompagne Sydney Bechet, Claude Luter, ou Lionel Hampton en tournée.

Collège de La Malgrange à Jarville près de Nancy
Collège de La Malgrange à Jarville près de Nancy

A la recherche de lui-même, à travers l’Europe

Après le service militaire en Algérie à 20 ans, il est tour à tour potier en Angleterre, maître-nageur à La Ciotat, barman au Teuf Teuf de Düsseldorf où il apprend l’art des cocktails. On le retrouve plus tard à Münster (Westphalie) où il monte un orchestre de jazz, va jouer en Hollande, trouve un boulot de dessinateur dans la clinique orthopédique qui accueille les enfants victimes de la thalidomide.
En 1964, il publie son premier livre, signé tout simplement Bizot, un petit volume d’une trentaine de caricatures intitulé Prothèses. Il quitte l’Allemagne pour les Canaries où il redevient barman. Il est ensuite mannequin au Portugal pour des costumes pure laine.
A Lisbonne, il découvre les livres et le bouddhisme : « Moi qui n’avais pas lu grand-chose, c’est dans les librairies francophones de Lisbonne que je m’y suis mis. » Il lit Mircea Eliade, l’histoire des religions et surtout Georges Dumézil. « J’ai été captivé par les prémisses du bouddhisme. La vérité sur la souffrance. Comment supprimer le désir. Ça m’a semblé tellement évident, ça me semble toujours tellement juste, tellement humain. »

Deux rencontres qui scellent son destin

Il revient en France, où il fait coup sur coup deux rencontres décisives.
A Paris, celle de Jean Filliozat, directeur de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO) dont il va suivre les cours, et qui remarque cet étudiant passionné et atypique. « Vous savez, lui dit-il, on ne comprend pas grand-chose au bouddhisme du Cambodge. Ça serait bien que vous alliez faire un tour là-bas… »
A Nancy, celle du conservateur du Musée lorrain qui l’aide à envoyer une lettre de candidature à la Conservation d’Angkor. Il s’émerveille de cette époque où de telles choses peuvent se produire. « Je n’avais encore aucun diplôme, à part celui de géomètre et mon brevet de maître-nageur-sauveteur. Je n’avais que de la passion. Je dévorais les livres, je dormais allongé par terre. »

Siem Reap : la fascination

1965, François Bizot est recruté par l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) et détaché à la Conservation d’Angkor (Cambodge). Il y rencontre celui qui va devenir son ami et son initiateur, « un gourou sans discours », Jean Boulbet, ethnologue, responsable du parc forestier d’Angkor, un homme qui croit que les arbres, les animaux et les eaux sont plus importants que les livres pour comprendre les hommes. «  Si tu veux planter un beau parc, me disait-il, savoir ce qui va bien pousser, tu laisses d’abord monter ce qui vient tout seul, ensuite tu regardes et tu choisis. Y’a même parfois de belles surprises. » A la sortie de l’aéroport, il passe devant le temple d’Angkor Vat. C’est si beau, si grandiose, qu’il ne se sent pas prêt et n’y jette qu’un coup d’œil : il mettra un an avant d’y pénétrer.

Le temple d'Angkor Vat
Le temple d’Angkor Vat

Il y rencontre aussi les paysans khmers qui le fascinent. « Ils collaient à leur monde. Ils savaient tout sur tout. J’aurais voulu être comme eux. » Il rêve d’habiter dans un village. La seule solution pour pénétrer ce monde inconnu : se marier, avoir un enfant. Il choisit une jeune fille d’une beauté singulière qu’il n’a vue que deux fois, originaire du village de Srah Srang et dont la grand-mère est médium. Grâce à « la mère d’Hélène » et à son immersion dans la culture ancestrale des khmers, il peut étudier les coutumes et les rites religieux et funéraires. Il découvre une tradition de textes bouddhiques en langue vernaculaire que personne n’a jamais étudiée ; grâce à la contribution d’un vieux conteur de village, il publie à Phnom Penh la seule édition complète du Ramaker, la version khmère du Ramayana indien, sur laquelle les spécialistes se perdaient en conjectures et qu’on croyait perdue.
« Jamais je n’ai été aussi heureux que dans ces années-là. Rien ne pouvait m’atteindre, j’étais invulnérable. »

Village dans les environs de Siem Reap
Village dans les environs de Siem Reap

Du paradis khmer à l’enfer khmer rouge

1970, la guerre éclate : le site des temples d’Angkor est envahi par les Nord-Vietnamiens, il doit regagner Phnom Penh où il représente l’EFEO. Il a 30 ans.
Le 10 octobre 1971, lors d’un déplacement dans la région d’Oudong, il est arrêté avec deux de ses assistants cambodgiens par des miliciens khmers rouges et conduit dans un camp d’extermination (M13) dirigé par Kang Kek Ieu, alias Douch (28 ans), le futur tortionnaire du centre d’interrogatoire de Tuol Sleng entre 1975 et 1979. 
Il est libéré le 24 décembre 1971, après deux mois et demi de détention mais ses deux collaborateurs seront exécutés. Miraculeusement, il a convaincu ses geôliers que son séjour au Cambodge n’était motivé que par des raisons ethnologiques et non politiques. C’est pourquoi il avait insisté pour ne parler que khmer avec Douch, afin de briser l’accusation d’être un « espion de la CIA ».
Pendant sa détention, à la demande de Douch, il écrit, en français, sur un cahier d’écolier à couverture jaune, ses premières synthèses sur le bouddhisme que l’ancien instituteur Douch annote consciencieusement. Le dialogue avec le bourreau lui permet d’en comprendre les orientations. « Ils voulaient rayer les vieilles structures à l’aide d’un nouveau type de société ! Désinfecter le pays, assainir les habitants dans une sorte d’exorcisme national, d’expurgation démesurée. Un retour au néant des origines, avec la conviction qu’on ne modifie rien sans l’abolir au préalable. Et quand je lui disais qu’on ne pouvait pas sauver les hommes en les éliminant, il me rappelait la Révolution française et la Terreur. »
Bizot doit aussi rédiger des « attestations d’innocence » pour y consigner sa vie, ses fautes et ses repentirs. Les populations des « zones libérées » sont soumises par l’Angkar à ce type de confessions hallucinantes, censées mettre leur âme à nu !Kang Kek Leu

Libéré, François Bizot reste à Phnom Penh jusqu’au 8 mai 1975

Le 17 avril 1975, la ville tombe tombe aux mains des troupes khmers rouges. François Bizot assiste à son évacuation. L’EFEO est mise à sac. De nombreux étrangers et Cambodgiens viennent alors se réfugier à l’ambassade de France où il assiste le consul Jean Dyrac en tant qu’interprète. Il quitte le Cambodge dans le dernier convoi à destination de la Thaïlande.

Il poursuit ses recherches sur le bouddhisme en Thaïlande et en France

A Bangkok, il réussit à récupérer les vieux textes manuscrits sur lesquels il travaillait au Cambodge, qui ont échappé de justesse aux autodafés des révolutionnaires.
Dans sa maison de Chiang Mai, il continue inlassablement ses recherches : inventaire des manuscrits du bouddhisme local, constitution d’une bibliothèque de travail et d’une photothèque, création d’une équipe de jeunes chercheurs et d’érudits locaux.
En 1987, François Bizot est chargé de conférences (« Philologie des textes bouddhiques khmers ») à la 4e Section de l’EPHE (Ecole Pratiques des Hautes Etudes)

Retour au Cambodge en 1988

Sa mission est de préparer la réouverture d’une antenne de l’EFEO. Il crée le « Fonds pour l’Édition des Manuscrits » (FEM), dont la mission est de reproduire les textes du bouddhisme au Cambodge (FEMC), en Thaïlande (FEMT) et au Laos (FEML), dans le cadre des publications de l’École.
Septembre 1990, l’EFEO est réinstallée au Cambodge, avec pour première mission de microfilmer et de restaurer les tous derniers manuscrits réchappés des Khmers rouges.
D’autres fonctions d’enseignement lui sont confiées. En 1998, il est nommé membre du Conseil national des Sciences humaines et sociales. En 2008, il devient directeur d’études émérite à l’École française d’Extrême-Orient.

Ecole française d’Extrême-Orient au Cambodge
Ecole française d’Extrême-Orient au Cambodge

L’écriture du Portail en 2000

C’est un coup de téléphone qui ouvre le portail des souvenirs restés à rouiller dans sa mémoire. Un jour du printemps 1999, il reçoit un appel du journaliste étatsunien Nate Thayer :  « J’ai en face de moi quelqu’un qui parle de son ami Bizot. Il dit qu’il a des révélations à faire, et qu’il ne les fera qu’à vous. »
Douch est vivant. Cette réalité libère sa mémoire et fait remonter la puissance des sensations – les odeurs écœurantes avec les parfums, le frottement des fers sur la peau, l’ombre sur la lèvre d’une jeune fille – avec une précision qui l’exalte et le harasse.
« Je veux seulement être devant lui, prendre le temps de l’écouter, démonter le réveil. Je veux lui ouvrir le ventre pour savoir ce qu’il y a dans le mien. » « Comment des hommes honnêtes, incorruptibles, épris du bien des paysans, ont-ils créé cette machine à broyer ? L’histoire peut aider à le comprendre, mais elle ne dira jamais pourquoi nous avons l’intuition intime et terrifiante que cela recommencera toujours ; pourquoi les renversements, les révolutions livreront à nouveau leur lot de monstres parmi des gens qui, en d’autres circonstances, auraient eu des vies normales. »
Le Portail, paru en 2000, est récompensé par de nombreux prix.
Il a inspiré deux films : Derrière le portail de Jean Baronnet 2004 et Le Temps des aveux de Régis Wargnier 2014.
Le portail

2003, la rencontre avec Douch

Une seule fois, en 2003, Bizot et Douch ont passé une heure et demie ensemble. Quelques minutes en ont été filmées pour le documentaire Derrière le portail. Sur les images on les voit raides l’un et l’autre. « Premièrement, deuxièmement, troisièmement », martèle Douch en réponse à toutes les questions de Bizot, avec les mouvements de doigts pédagogiques de l’instituteur et du révolutionnaire. Puis Douch se rapproche de lui. « Le jour où je t’ai libéré, j’avais très peur, dit-il. Il y avait quatre types dans la voiture que je ne connaissais pas. » Vers la fin de l’entretien, tandis qu’un gardien les presse, Douch lui demande des nouvelles d’Hélène. Son existence aujourd’hui, celle d’Hélène rattachent le bourreau qu’il est devenu au jeune homme idéaliste, épris de vérité, qu’il était.

2011, Le Silence du bourreau

Cité comme témoin au premier procès qui condamne Douch à 35 ans de prison, réduits à 18 du fait des années de détention déjà effectuées (la peine de mort n’existe plus au Cambodge), François Bizot revient sur la personnalité de Douch. Il rapporte son témoignage au procès, sa défense éperdue de l’idée qu’il ne faut pas considérer le criminel extrême, le meurtrier de masse, « comme un monstre à part », mais comme un être humain : chacun de nous pourrait être amené, dans certaines circonstances, à se conduire de la même façon.

Lors du procès François Bizot face à Duch
Lors du procès François Bizot face à Duch

Dans le deuxième procès en appel, Douch, directeur de la prison de Phnom Penh sous le régime cambodgien des Khmers rouges, où 15 000 personnes ont été torturées et exécutées, a été condamné en appel à la perpétuité le 3 février 2012 par le tribunal parrainé par les Nations unies. Il est mort le 2 septembre 2020 dans un hôpital de la capitale cambodgienne. Il avait 77 ans.
Le silence du bourreau

Une vie tout entière consacrée au bouddhisme du Sud-Est asiatique

La vie de François Bizot se confond avec ses recherches. Depuis Phnom Pen, Bangkok, Vientiane et sa maison de Chiang Mai, en Thaïlande.
« Les hasards de la vie m’ont fait dépositaire d’une parcelle du savoir des vieux maîtres que j’ai admirés au Cambodge. Si je n’achève pas au moins ce que j’ai déjà commencé, je crains que personne ne puisse le faire après moi. Ce sont des textes de doctrine dans une langue archaïque magnifique, bourrés de sous-entendus, de références symboliques, dont les derniers adeptes sont morts en 1975, et cela sans laisser d’héritier, pour la première fois depuis mille ans. C’est comme ça. Un défi écrasant. »

Sources :

Notice Wikipédia sur François Bizot
Antoine Audouard, « François Bizot : retour sur les années Khmers rouges », Le Monde 2 du 7.12.2007
Pierre Pachet, essayiste et universitaire, « Accusé Douch, levez-vous ! » Le Monde du 22.09.2011

Régine Hausermann (mai 2021)

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