Le Mendiant du passé de Chu Lai

Le Mendiant du passé de Chu Lai, né en 1946

Roman écrit en 1991 à Hanoï et publié aux éditions Van Hoc en 2000 ; traduit du vietnamien par Alain Clanet, Cao Thi Lan Huong et Jacqueline Pouchou, publié aux éditions de l’Aube en 2007, 345 pages.

Jaquette : Le Mendiant du passé
Jaquette : Le Mendiant du passé

Hai Hung, le narrateur, est un « vieillard » de 49 ans, brisé par la vie.
Trois extraits tirés des premières pages donnent la tonalité amère du récit mais aussi la mesure de l’écriture comme force de vie, de l’écriture comme partage avec le lecteur qui sera appelé de temps à autre « ami lecteur ».

« Chômeur, comme un type de trop jeté au bord de la route. Je mesurais un mètre soixante-dix et ne pesais que quarante-cinq kilos ; d’aspect émacié, je commençais à présenter des signes de nervosité. »
« Après une vie aussi précaire, et ayant perdu le respect de moi-même, où pouvais-je m’installer pour me remettre à écrire ? Trouver un travail ne visait qu’à me permettre de ne plus me sentir humilié, inéluctablement stupide. Écrire ? Mais écrire, c’était vivre, vivre encore une fois cette vie, vie et mort à la fois – c’était comme mourir deux fois. Écrire. Quelle horreur ! Pourtant il fallait que j’écrive, comme un fantôme il fallait que je raconte le chemin diabolique que je m’étais vainement forcé d’oublier. »
« Chaque fois que je rencontrais des compagnons de ces temps héroïques, je les trouvais semblables à moi-même, lassés de tout.»

Malgré tout, Hung, l’ancien combattant de la guerre civile et de la guerre contre les Américains, a quitté son village natal du Nord pour se rendre dans la région Ouest, pour tenter d’y trouver du travail.
Et c’est là qu’il reçoit un choc, qu’il se demande s’il n’est pas victime d’une hallucination : la femme qu’il a aimée pendant la guerre, qu’il a perdue lors d’un combat, qu’il a enterrée, ressurgit. Il entend d’abord sa voix dans une salle voisine, dans cet hôtel de l’Ouest, par une chaude nuit d’été ; la voix d’une femme qui fait un discours ; madame Tu Lan, la respectée et admirée directrice générale du département de sylviculture. Puis il la voit, c’est le visage de Suong, toujours belle, seize ans après sa mort !
C’est elle, il n’y a pas de doute, dont la main agitée dans le feu de la parole est amputée de l’index….
Pourtant cette femme déclare ne pas connaître cet homme : elle est madame Tu Lan, appelée à exercer de plus hautes responsabilités au Comité central du Parti.
Suong est-elle morte ou vivante ? Tu Lan est-elle Suong malgré ses dénégations ? Par quel mystère ? Hung doit savoir. Il met l’énergie qui lui reste à mener l’enquête, ce qui lui fera découvrir un passé autre que celui qu’il avait cru vivre.

L'autre côté de la guerre du Vietnam
L’autre côté de la guerre

 

Pour mener cette double enquête – dans le présent et dans le passé – Chu Lai joue sur la dualité des points de vue entre Hung – narrateur personnage – et un narrateur omniscient.

Chapitres 1 à 9

Les chapitres impairs sont écrits à la 1re personne par Hung qui cherche la véritable identité de cette femme, si semblable physiquement à Suong, mais si différente par la personnalité, de la douce Suong d’antan. Ces pages racontent ses ruses pour approcher la femme et lui parler, ses échecs, mais aussi l’aide matérielle et morale que lui apportent d’anciens camarades de combat. Or chacun détient une pièce de la vérité qui permettra à Hung de résoudre le puzzle final.
Les chapitres pairs sont écrits à la 3e personne, et présentent Hung vingt ans plus tôt, au moment de sa rencontre avec Suong. « A cette époque, d’une taille d’un mètre soixante-treize, pesant à peu près soixante-dix kilos, poitrine agressive, autoritaire, chevelure épaisse, yeux bridés, large bouche souriante, grandes et fortes dents, ventre avantageux, membres musclés, peau couleur de miel, parfois brunie…, il était le combattant type de la guérilla. »
« Les ennemis le traitaient d’assassin vicieux, de professionnel du fusil. Mais les habitants des villages le tutoyaient, le considéraient comme un homme amène, en qui l’on pouvait avoir confiance. Et c’est vrai que ce Hung était de caractère doux et bon. Tellement bon que cela allait quelquefois jusqu’à la niaiserie. »
« Le Ciel lui avait donné une personnalité de chef. Les dangers lui avaient conféré autorité sur les camarades. Il y a vingt ans, Hai Hung était ainsi. »
Le contraste est évidemment saisissant avec le portrait du chapitre 1. Ainsi le lecteur suit-il la quête d’un homme de 49 ans, fragile, au bord de l’épuisement, mais obstiné dans sa traque de la vérité en contrepoint des actions courageuses d’un homme de 30 ans, énergique et amoureux.
Ces chapitres font revivre la vie d’un groupe de combattants, hommes et femmes : de leurs faits de guerre et de leurs amitiés, de leurs amours. Ils sont un témoignage de la vie pendant la guérilla, la vie si précaire, si intense, si terrible et merveilleuse à la fois.

Chapitres 9 à 14

La 1re personne s’impose jusqu’à la fin du récit.
Sur le point de rencontrer Tuan, un ancien de son groupe, « patron d’une firme privée », Hung se demande si toutes les âmes mortes de ceux qu’il a tués – dix, quinze ou cinquante-cinq ? – ne se vengent en l’acculant à la misère.
Puis il reprend le fil du passé et les évènements des années 1968-1975 rejoignent ceux de l’année 1991, année de l’écriture du récit.
Le narrateur trouve enfin la force de raconter les évènements de cette tragique matinée de la saison sèche de 1973, après les accords de Paris, « jours de suprême solitude – et les plus atroces – pour la masse des soldats maintenus afin de résister aux forces ennemies des pays limitrophes » ; cette tragique matinée où Suong est morte devant ses yeux.

Vers l’apaisement

Après l’intensité des chapitres précédents, les quatre derniers chapitres sont plus apaisés : ils sont éclairés par l’amitié, la solidarité entre les anciens du groupe de combat dirigé par Hung auquel se joint un ancien soldat américain, en quête lui aussi, du médecin vietnamien qui lui a permis de conserver ses « cookies ».
John retrouve le docteur Thanh qui a aidé Hung dans ses recherches et qui, lors de la guerre a opéré cet Américain touché aux testicules et qui criait affolé : « I have lost my cookies », « J’ai perdu mes bonbons ». Vingt ans après, John est heureux de montrer au docteur Thanh une photo de ses enfants et l’invite à venir aux États-Unis. Thanh est heureux, rit encore à l’évocation du souvenir mais refuse l’offre : il est trop vieux, rongé par l’alcool. Que les enfants de John viennent le voir.
Les dernières pages sont amères mais le récit se termine sur le mot « justice » : « Peut-être la guerre n’avait-elle été qu’un jeu, mais nous avions vraiment tout perdu. Et maintenant la vie n’est peut-être qu’une comédie, mais ma tristesse ne se réduira jamais à n’être qu’une fiction théâtrale. N’est-ce pas petite sœur ?
C’est pour cette raison que j’ai décidé de me joindre à mes compagnons dans leur mission de justice. » Chu Lai, Hanoi, 1991.

La paix est revenue
La paix est revenue

● Comme Rue des soldats,

le Mendiant du passé s’attache aux séquelles de la guerre, aux vies brisées, aux amours blessées ou anéanties.
Les deux récits évoquent avec pudeur la force des amours nées sous les bombes. Ils montrent la difficile réadaptation à la vie ordinaire qui s’accroît encore devant l’évolution du Vietnam vers l’économie de marché dont les valeurs sont si contraires de celles pour lesquelles tant de combattants ont sacrifié leurs vies.
« À l’époque où le monde se transformait pour se jeter dans la spéculation, l’incertitude, la concurrence, la frénésie, l’enthousiasme et la dépression, l’agitation et le retrait, la droiture et la traîtrise, les chutes et les sursauts, la prison et la gloire, il y avait encore des vociférations et des morts chaque fois plus nombreux que lors des bombardements en tapis des B52 ».
Cette longue phrase ouvre le chapitre 9 dont les trois premières pages sont une réflexion de Hung sur le sens de la vie. Plus loin, évoquant les morts qu’il a provoquées, Hung demande pardon : « Au cours de cette guerre fratricide, bien que chacun soit tombé de ce côté ou de l’autre de la ligne de combat, tous sont citoyens d’un même peuple ; pourtant, y a-t-il eu quelque compassion pour eux ? »
Mais les deux récits affirment aussi leur foi en l’art et en l’amitié.
« Ami lecteur », cette apostrophe revient comme un leitmotiv dans la bouche du « doux et bon » Hung , le mendiant du passé…pour éclairer le présent, lui donner du sens, celui de la justice.

Retour