Un bref instant de splendeur de Ocean Vuong

Un bref instant de splendeur - Ocean Vuaong 

Ocean Vuong, le pseudonyme choisi par le jeune romancier né à Ho Chi Minh-Ville en 1988 et arrivé aux Etats-Unis à l’âge de deux ans, trahit sa double appartenance. « Ocean » comme l’océan qu’il a traversé pour arriver avec sa famille à Hartfort, Connecticut. « Vuong », ou la prospérité, nom qu’il partage avec de nombreux Vietnamiens.
« J’écris pour me rapprocher de toi ». Ce premier roman se présente comme une longue lettre à la mère, construite à la façon d’un puzzle guidé par les associations d’idées et de souvenirs.
Première évocation, celle de la réaction horrifiée de la mère à la vue d’un chevreuil empaillé dans une aire de repos en Virginie : « Je ne comprends pas pourquoi ils font ça. Ils ne voient pas que c’est un cadavre ? Un cadavre, ça doit s’en aller, pas rester coincé comme ça pour toujours. »
Autre anecdote, la colonie de papillons monarques qui s’apprêtent à migrer vers le sud avant les grands froids qui les anéantiraient. Les monarques, métaphore des migrants. Un motif récurrent. Puis cette fois où, âgé de cinq ou six ans, il surprend sa mère en criant « Boum ! ». Hurlements, sanglots de la mère alors qu’il ne faisait qu’imiter ce qu’il avait vu à la télé ! « Je ne savais pas que la guerre était toujours en toi, ni même qu’il y en avait eu une, de guerre. »
La fois où il a lu le premier livre qu’il a aimé : une histoire de mère et de fille qui confectionnent un gâteau pendant un orage. « Préparer un gâteau
dans l’œil du cyclone !
 »
La première fois où sa mère l’a frappé. La fois où il a voulu lui apprendre à lire. La fois où à treize ans, il a dit stop aux violences. La fois où il se fait traiter de « tapette » après avoir été aperçu par un garçon du quartier portant la robe de sa mère.
Le nom que sa grand-mère Lan lui donnait – Little Dog – parce que les esprits malins se désintéressent des enfants aux noms méprisables.
Les brimades dans le bus scolaire parce qu’il « a des traits rares dans ces parages. »
Les vingt premières pages posent l’équation de la vie du jeune homme : « Pas de bombes = pas de famille = pas de moi. »
Pendant la guerre du Vietnam, sa grand-mère Lan a fui un mariage forcé. Chassée de son village, elle arrive en ville, où, livrée à elle-même, sans ressource, elle se retrouve enceinte d’un GI et donne naissance à une fille, qui donne elle-même naissance à un fils. Le père et le grand-père se sont volatilisés. « Tout ce qu’il reste d’eux, c’est toi », a-t-on dit à Little Dog.
Il arrive aux Etats-Unis en 1990 en application de l’Amerasian Act : la loi autorisant les « sang-mêlé » de père américain à émigrer.
Entre une mère analphabète, colérique, et une grand-mère schizophrène, son quotidien est violent, dehors, il est le « yellow-white » et se force à boire du lait « en espérant qu’il prendra de la valeur grâce à toute cette blancheur qui disparaît en lui ».
L’été des quatorze ans, c’est le premier boulot dans une plantation de tabac à proximité de Hartford. C’est la rencontre avec Trevor et la découverte de la sexualité. Ce sont aussi les livres qui l’aident à vivre, à comprendre. C’est le « Journal de deuil » de Roland Barthes, écrit chaque jour pendant un an après la mort de sa mère qui l’a décidé à écrire ce bouleversant récit de formation, alliant la prose à la poésie. La dernière ligne des remerciements de la fin du livre s’adresse à la mère, toujours vivante. « Maman, câm on »

Gallimard 2020

Un bref instant de splendeur de Ocean Vuong

Sur Médiapart, Linda Lê, la romancière française d’origine vietnamienne salue le roman qu’elle qualifie, au moyen d’un oxymore, de « splendide désastre ».

«  […] L’amour à mort, la drogue, la douleur, la poésie dispersée, une sincérité à vif, une littérature qui se moque d’être de la « grande littérature », cette sorte de littérature, dit-il, qui « transcende » les barrières de la différence, unissant les gens pour atteindre des « vérités universelles »… Et pourtant, nombreuses sont les pages où Ocean Vuong fait preuve d’empathie, de telle sorte que le roman en entier, s’il est le récit d’un désastre, ne témoigne pas d’une grande froideur : Un bref instant de splendeur est aussi le portrait d’un émigré ne se complaisant ni dans le cynisme ni dans l’apitoiement sur soi. S’il parle de déracinement, c’est avec distance, s’il rappelle qu’il est, aux yeux de certains, un Chinetoque et un queer, il le fait sans se lamenter, parfois avec un rien d’ironie. Poète plus proche d’Eurydice que d’Orphée, romancier pour qui écrire, même de façon disloquée, est d’une vitale nécessité, pour qui il est hors de question de mentir si la fiction signifie mièvrerie et compromis afin de se concilier le lecteur.
Ocean Vuong se veut le messager qui apporte la révélation d’une page d’histoire, mais il est également le sismologue à l’écoute des secousses qui ébranlent les êtres. Son livre est aussi la confession d’un masque et la reconnaissance d’une réalité : « J’étais dévoré, semblait-il, non tant par une personne, un Trevor, que par le désir lui-même. Être régénéré par ce désir, être baptisé par son envie pure. Voilà ce qui m’arrivait. »
Un bref instant de splendeur, où le personnage de Little Dog se retrouve pris au piège dans un monde crépusculaire, n’est pas seulement le récit du deuil et de la perte, de la dépendance à la cocaïne et de l’impérieux besoin d’écrire, c’est également le livre des aveux et des désaveux. Ocean Vuong possède le splendide talent de ceux que Melville appelle les « hommes qui plongent ».

Régine Hausermann (mars 2021)

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