Histoire d’amour racontée avant l’aube

Histoire d’amour racontée avant l’aube de Duong Thu Huong, née en 1947
Roman publié en 1986, traduit et postfacé par Kim Lefèvre, préface de Bach Thai Quoc en 1991. Editions de l’Aube, 128 pages.

Histoire d'amour racontée avant l'aube

Le récit rétrospectif à la 3ème personne est raconté en 1983, 25 ans après la scène initiale : un soir d’automne 1958, le commandant de division Vu Sinh propose à sa femme Luu, cadre politique de l’Union des femmes du district, de divorcer.
Une série des retours en arrière, nous expliquent comment le mariage, conclu neuf ans plus tôt, est un échec malgré la naissance de deux enfants.

Les raisons d’un divorce

Les jeunes gens se sont mariés trop tôt, sans savoir que les premiers émois ressentis n’étaient pas suffisants pour construire un couple, sans pouvoir s’opposer à la pression de leurs amis du groupe des Jeunes communistes, aussi inexpérimentés qu’eux, mais enthousiasmés à l’idée d’organiser un mariage « selon la nouvelle pratique ».
Leur désir n’a été qu’un feu de paille. C’est en observant le comportement amoureux d’un couple chez qui il était logé pour une nuit que Vu Sinh, éberlué, prit conscience, le premier, que l’amour n’existait pas dans son couple. Ainsi les époux sont vite re-devenus des étrangers l’un pour l’autre. La différence d’éducation et de condition a creusé la distance entre la jeune paysanne ayant vécu dans une paillotte et le fils de l’herboriste du chef-lieu de district habitant une belle maison confortable. À quoi bon continuer à vivre ensemble sans bonheur, dans l’ennui et le silence, alors qu’ils n’ont pas encore 30 ans ?
Luu est d’abord choquée par la proposition de son mari, qu’elle ne comprend pas, car elle sait que Vu Sinh ne lui est pas infidèle. En effet, humiliée de l’absence de désir de son mari, elle avait fait faire une enquête sur la moralité de celui-ci par l’Union des femmes, quelque temps auparavant. On ne lui avait pas trouvé de maîtresse.
Elle craint aussi de se retrouver à la rue, de perdre ses enfants ou de devoir s’en occuper seule ce qui n’est guère compatible avec son travail. Vu Sinh la rassure, le divorce se fera selon ses conditions : elle pourra continuer à vivre dans la confortable maison de ses beaux-parents ou il lui fera construire une maison proche de son travail, elle pourra laisser les enfants à la garde de ses beaux-parents si elle le souhaite, en fonction de ses projets.
Mais le calme, le bon sens, la détermination de Vu Sinh, sa générosité, la conduisent à accepter malgré l’absence de son amie et mentor, Hong Tham, présidente de l’Union des femmes du district, partie à Hanoi pour dix-huit mois en formation politique.
« Réaliste, elle savait que la femme n’a qu’une saison et que chaque année qui s’en va emporte à jamais une part de sa jeunesse ». Les époux se séparent comme deux amis.

Les anciens époux trouvent l’amour

À partir de ce moment, le narrateur fait alterner les fragments consacrés à Vu Sinh et à Luu. Luu emménage dans sa jolie maison. Vu Sinh enseignant à l’École militaire depuis six mois tombe amoureux de Hanh Hoa, comédienne de la troupe théâtrale de l’armée, jeune divorcée de 24 ans, mère d’une petite fille de 4 ans.
Luu, après une difficile période de transition, se ressaisit et savoure sa liberté qui lui permet de devenir « un cadre politique féminin en vue ». Cinq mois après son divorce, elle rencontre Moc, un homme simple, aux goûts simples comme elle, aimant le jardinage, le bricolage, qui la respecte et l’entoure d’attentions. À 27 ans, elle découvre l’amour et s’épanouit, elle rayonne. Le mariage aura lieu après le Têt. Mais Luu brûle de désir et ne comprend pas le respect excessif de son amoureux âgé de 30 ans, qui « évite son lit ». Elle réussit à faire avancer légèrement la date du mariage mais Moc veut respecter les convenances, les amoureux se languissent, le temps ne passe pas.
De leur côté,Vu Sinh et Hanh Hoa sont très amoureux et pensent avoir trouvé le bonheur. La vie semble soudain plus douce pour les anciens époux.

Le divorce est annulé

Mais un jour, deux mois avant le Têt, Hong Tham, la présidente de l’Union des femmes revient de Hanoï !
Union des femmes vietnamiennes
Elle s’emporte contre son amie qui a accepté le divorce naïvement alors que son mari la trompait avec une actrice ! Elle fait jouer la dignité des femmes bafouées, convainc son amie de demander l’annulation du divorce et de récupérer son mari ! Manipulée par son amie, ayant perdu tout esprit critique, Luu congédie Moc, stupéfait, effondré et rédige le courrier pour le tribunal.
La vice-présidente du tribunal, une féministe agressive, prononce l’annulation du divorce devant un Vu Sinh incapable de se défendre, rendu muet par l’absurdité de ce coup du sort.

Vietnam Dan Chu Cong Hoa

Les individus broyés par le système

Commence une période de guerre froide entre les deux époux : Luu a repris sa place dans la maison des beaux-parents, que Vu Sinh déserte, décidant d’habiter la caserne où il exerce à 12 km de là. Les enfants et les beaux-parents doivent subir la mauvaise humeur de Luu qui découvre, que contrairement aux dires de son amie Hong Tham, elle ne trouve pas le bonheur attendu avec un mari qui ne l’aime pas. Vu Sinh doit se cacher pour rencontrer Hanh Hoa.
Au bout de quelques mois, n’y tenant plus, ulcérée de l’absence de son mari, Luu se rend à la caserne et demande à voir son mari : il la reçoit froidement, la vouvoyant, lui disant que sa « conduite est aberrante ». Elle doit s’en aller, humiliée.
Quelques mois plus tard, elle simule une absence de quelques jours, espérant ainsi attirer son mari chez ses parents. Le piège fonctionne, elle surprend la famille réunie autour de mets délicieux mais dès qu’elle apparaît… Vu Sinh quitte la maison.
Au comble de la rage, elle demande à Hong Tham d’intervenir auprès des autorités militaires pour dénoncer le comportement du mauvais mari, non conforme à l’éthique du parti communiste: celui-ci doit faire son autocritique devant la cellule du parti, sa promotion est annulée.
Hong Tham se rend ensuite au siège des artistes de l’armée où elle accuse Hanh Hoa d’immoralité, réussit à la faire exclure d’un séjour artistique en Union soviétique et à lui interdire de revoir Vu Sinh. Le directeur de la troupe théâtrale, impuissant devant l’autorité de la présidente de l’Union des femmes du district, plaint la jeune femme.

Celle-ci va rendre visite à Vu Sinh à la caserne pour le mettre au courant. Les deux amants frappés par l’injustice et l’arbitraire, désespérés, se quittent sous la pluie mais refusent de renoncer à leur amour.
Luu, pourtant victorieuse légalement, n’a pas réussi à reconquérir son mari. Elle décide alors de se rendre au « quartier du bonheur » de la caserne, celui où les officiers reçoivent leurs épouses. Elle va y séjourner deux semaines, ignorée de son mari et devenue la risée des jeunes officiers. Humiliée, battue, elle retourne habiter dans sa maison, cherche à reconquérir Moc, mais c’est trop tard, il va se marier.
Vu Sinh et Hanh Hoa se voient de temps à autre, en cachette, situation qui exacerbe leur amour. Un jour, ils manquent d’être reconnus et arrêtés comme de vulgaires malfaiteurs. Vu Sinh décide alors qu’il ne peut exposer Hanh Hoa à l’infamie et demande à être envoyé au front, invitant Hanh Hoa à refaire sa vie avec un autre homme.
Le 6 mars 1965, après 5 années de harcèlement, le lieutenant-colonel Vu Sinh gagne le front sud.

1965 - La guerre du vietnam
1965 – La guerre du Vietnam

Dix ans plus tard, vers l’apaisement

Vu Sinh rentre à la maison, après la chute de Saïgon et la réunification du pays.
Il rend d’abord visite à ses enfants à Hanoï. Son fils est ingénieur, sa fille de 22 ans, étudiante, est sur le point de se marier, il lui demande simplement si …elle aime son fiancé.
Puis il va retrouver ses parents, rencontre sa « femme » devenue une « matrone de 42 ans ».

« Ses devoirs accomplis, Vu Sinh éprouve un grand vide ».
Il retourne alors à Hanoï ne sachant si Hanh Hoa y habite encore, s’est mariée… mais celle-ci l’attend. « Leur amour était tissé de tant de douleurs, il avait acquis tant de force…comment pourrait-elle en aimer un autre ? »
Commence une longue période de six années de clandestinité pour les amoureux réunis : période heureuse grâce à la complicité de la fille de Hanh Hoa et à l’indulgence des voisins mais période difficile aussi parce qu’il leur est impossible d’avoir un enfant, de vivre au grand jour.
Le fils de Vu Sinh, ayant découvert la vérité, invite sa mère à réitérer sa demande de divorce. « Luu accepta sans faire d’histoires. Elle avait 50 ans. Dans son cœur l’amour était mort en même temps que la haine et le désir de vengeance. Elle était devenue une femme âgée, débordante de chair et un peu gâteuse. Hanh Hoa avait atteint la cinquantaine elle aussi. Quant au lieutenant-colonel Vu Sinh , il avait 53 ans. Ils se marièrent au début de 1983. »
Mais Hanh Hoa est atteinte d’un cancer et le mariage ne dure que 6 mois et 7 jours.

Quel gâchis !

se dit-on en refermant le livre comme on se l’était dit à la lecture d’Un cœur pur de Hoang Ngoc Phac. Plus d’un demi-siècle sépare les deux œuvres mais l’on retrouve le même schéma tragique qui condamne l’amour et le bonheur individuel au nom de valeurs supérieures. Dans un cas, celles de la famille traditionnelle. Dans l’autre, les nouvelles valeurs véhiculées par les Jeunesses communistes et surtout la présidente de l’Union des femmes du district, véritable instrument du fatum, qui va précipiter quatre destins individuels touchant presque au bonheur, dans le malheur, à des degrés divers. La victime la plus à plaindre étant Luu qui n’aura connu le bonheur que pendant les quelques mois où elle attendait d’épouser Moc.
Le narrateur omniscient nous promène de l’un à l’autre des deux personnages principaux, nous permettant d’adopter leur point de vue, de les voir évoluer grâce à un « montage » en parallèle. Le récit est vif, d’un seul tenant, sans chapitres coupant le fil tragique. Seuls des blancs annoncent les changements de lieu et de point de vue. Les phrases courtes, des sommaires et des ellipses nous transportent vers le dénouement, choisissant de nous faire saisir l’essentiel : le processus à l’œuvre pour broyer les individus.
Sont dénoncés les mariages trop précoces, le manque de maturité et de clairvoyance des fiancés inexpérimentés, le poids du groupe social, son interférence inacceptable avec la sphère privée lorsqu’il s’agit d’amour et de mariage, le rôle négatif joué par des cadres obtus et autoritaires.
Sont montrés en contrepoint des comportements différents, tout simplement humains: les relations chaleureuses entre Vu Sinh et ses « élèves-officiers », la réprobation muette du directeur de la troupe théâtrale, la complicité des enfants de Vu Sinh et Hanh Hoa devenus grands.
Un roman très émouvant, contre la bêtise, l’aliénation, l’hypocrisie. Un plaidoyer pour l’éducation, la liberté, le droit à disposer de son corps et de ses sentiments. Une belle œuvre humaniste !

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