Le Dévoué de Viet Thanh Nguyen

Belfond 2021
Traduit de l’anglais par Clément Baude

Prologue
Nous

Les trois pages du prologue reviennent sur l’expérience initiale : la traversée  en bateau de ces hommes, ces femmes et ces enfants, qui fuient leur pays.
«  Nous étions les indésirables, les inutiles et les ignorés, invisibles à tous, sauf à nous-mêmes. Moins que rien, nous ne voyions rien, cent cinquante aveugles entassés dans le ventre sans lumière de notre arche, destinée non pas à nous autres mammifères, mais aux poissons de la mer. Pendant que les vagues nous ballottaient de tous côtés, nous parlions dans nos langues natales. Pour les uns cela voulait dire des prières ; pour les autres, des insultes. Quand le changement dans le mouvement des vagues a secoué notre esquif avec un peu plus de force, un des rares marins parmi nous a murmuré, Maintenant on est sur l’océan. Après des heures à louvoyer sur la rivière, l’estuaire et le canal, nous avions quitté notre patrie. »
A la joie succèdent le mal de mer, la promiscuité, la saleté, la faim, la chaleur, les premiers morts, les discriminations car « même parmi les indésirables, il y avait des indésirables ».
Le septième jour, l’arche est prise dans la tempête. Vont-ils vivre ? Vont-ils mourir ?
« Et nous avions plongé en hurlant dans l’abîme. »
Cette dernière phrase du prologue pourrait servir d’épigraphe au Dévoué, en complément de celle de Rithy Panh : « Rien n’est plus réel que le rien. »
Hurlements, souffrances, violence, néant, non-sens. Autant de thèmes qui nourrissent l’œuvre.

Première partie
Moi

94 pages
« Je ne suis peut-être plus un espion ou une taupe. Mais un fantôme, je le suis assurément. Comment ne pourrai-je pas l’être, avec dans ma tête ces deux trous par où coule l’encre noire qui me sert à écrire ces mots ?»
Le narrateur est Vo Danh, arrivant à Paris le 18/07/81 en compagnie de son camarade Bon (prononcez Bône). Deux réfugiés. Et pourtant le père de Vo Danh est ce prêtre français qui a engrossé une jeune Vietnamienne, sa mère. N’est-il pas à moitié Français ?
Vo Danh est le héros du Sympathisant, triplement réfugié : en 1954 lors de ce qu’il appelle « notre exode catholique » vers le Sud-Vietnam après la victoire de Diên Biên Phu ; en 1975, lors de la fuite en bateau après la chute de Saïgon ; en 1979, à la sortie du camp de rééducation.
A Roissy, ils sont attendus par sa « tante », une femme de cinquante ans, membre du réseau d’espionnage communiste pour lequel il était infiltré « dans les rangs dépenaillés de l’armée sud-vietnamienne en exil, » aux Etats-Unis. Bon, ignore tout de ce double jeu de son ami le plus proche, cet « homme aux deux esprits », « aux deux visages » comme il se définit. Bon est hanté par la mort de sa femme Linh et de son fils Duc, en avril 1975. Morts sous ses yeux sur le tarmac de l’aéroport de Saïgon, alors qu’ils couraient pour embarquer dans le dernier avion quittant la ville.
Le lendemain de leur arrivée à Paris, ils ont rendez-vous avec le Boss, dans le 13ème arrondissement de Paris, la Petite Asie. Le Boss a quitté le camp, un an avant eux, et a promis de les aider lors de leur libération. Transformé en homme d’affaires, bien nourri et tiré à quatre épingles, il est méconnaissable. Après les civilités d’usage, le Boss se fait remettre les trois paquets de kopi luwak attendus, un précieux café récolté dans les excréments d’une civette asiatique. En fait du cannabis. Voilà Vo Danh, le Bâtard fou, lancé dans le trafic de drogue dans la capitale, déguisé en touriste japonais, appareil photo autour du cou. Ses clients sont des amis de sa « tante » : des intellectuels de Saint-Germain-des-Prés, un docteur maoïste, BFD un homme politique socialiste, notamment. Son commerce marche bien jusqu’au jour où deux Arabes veulent lui prendre sa marchandise. Il essaie de les raisonner avec des arguments politiques : « Mes frères algériens, vous n’avez jamais lu les textes de Hô Chi Minh contre la colonisation française ? On ne devrait pas se battre entre nous, on ne devrait pas se voler les uns les autres, on devrait lutter ensemble contre notre beau-père abusif. » Il ne reçoit en retour que leur stupéfaction, et une bagarre sanglante qui le laisse pour mort.

Paris, 13ème arrondissement, la Petite Asie, janvier 2017 © RH
Paris, 13ème arrondissement, la Petite Asie, janvier 2017 © RH

Deuxième partie
Moi-même

80 pages
Dans son délire, le Bâtard fou rencontre Martin Luther King, Karl Marx, Le Duan, le secrétaire général du Parti communiste, successeur de Hô Chi Minh. Le Duan « un révolutionnaire assez fou pour avoir de son plein gré, quitté le Sud et rejoint le Nord quand tous les gens un tant soit peu sensés, dont ma mère, faisaient le chemin inverse ! » D’autres fantômes le hantent, ceux des deux hommes qu’il a tués : l’adjudant glouton et Sonny.
Vo Danh a été retrouvé par les siens après la bagarre sanglante avec les Algériens et revient à la conscience. Comme son visage n’est vraiment pas beau à voir, le Boss l’envoie au Ciel en convalescence. Curieusement, le videur de l’endroit – un bordel – regarde un débat sur l’existentialisme à la télévision. Entre les deux s’engage une discussion autour de Sartre, Fanon et Césaire. Le Bâtard fou admire Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire quand le videur – Français originaire du Sénégal – lui préfère Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon.
Seul « le remède » et le whisky réussissent à calmer la Bâtard fou. Les services de la jeune Madeleine, une prostituée du Ciel, ne lui sont d’aucun secours.
Ses fantômes l’assaillent. « J’étais victime de la pire espèce de blessure, la blessure mentale, avivée par la présence de mes deux esprits. Le passé contenu dans l’un était en train de s’écouler dans le présent de l’autre. »
A sa sortie du Ciel, deux hommes du Boss ont été abattus par le gang des Algériens. Le Bâtard fou reçoit l’ordre de servir d’appât pour « faire sortir du bois nos rivaux en truanderie ». Il est kidnappé dans une rue de Paris et se réveille « ligoté à une chaise en bois » dans une cave.
Ses agresseurs veulent connaître l’identité de son patron, celui qui leur pique leur marché.
« Je faillis répondre, Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Si j’avais été sain d’esprit, je l’aurais dit. Quelle loyauté me liait-elle au Boss ? C’était un truand, un dealer, un maquereau et un tueur, ce qui ne signifie pas que ces caractéristiques nous empêchent toute sympathie. En tant que sympathisant1 par excellence, je pouvais voir des deux côtés non seulement chaque chose mais chaque être humain. C’est comme ça que je savais que beaucoup des grands de ce monde ont aussi été des truands, des dealers, des maquereaux et des tueurs, même s’ils préfèrent se faire appeler présidents, rois, diplomates ou hommes d’Etat. »
Devant sa résistance, ses moqueries, ils décident de le bousiller. La dernière trouvaille de Mona Lisa, un des truands algériens : le jeu de la roulette russe. Mais une fois encore, Le Bâtard fou s’en sort.
A son réveil, les violences anciennes et récentes se mêlent. Les temporalités sont brouillées. La frontière entre le réel et le rêve se dilue. La lectrice, le lecteur sont transporté·es d’un endroit à l’autre, entendent les cris de détresse, les appels au secours, les injonctions du monologue intérieur.

La roulette russe - Cadre du film "Voyage au bout de l'enfer" de Michael Cimino 1978
La roulette russe
Cadre du film « Voyage au bout de l’enfer » de Michael Cimino 1978

« Il faut que tu cesses d’être l’hystérique de l’histoire ! Quid de ta mère et de ton père, de ta naissance, de ton statut de bâtard, de ta vie clandestine d’espion, de la guerre, du camp de rééducation, de l’homme sans visage, du bateau de réfugiés, de ta laideur, si grande qu’il a fallu un simple coup d’œil au capitaine des pirates, pour qu’il dise, dans ce mauvais anglais certainement appris auprès des soldats américains qui allaient en permission dans son pays, pendant ta guerre, pour tirer des coups de premier choix à un prix modique. Tu as une sale gueule ! »

HÊT
FIN
THE END

Troisième partie
Je

80 pages
Nouvelle période de convalescence, dans une maison de repos cette fois. Après le Ciel, le Paradis, où il améliore son français, écoute de la musique, se met à la lecture de Peau noire, masques blancs. Le cognac a remplacé de whisky mais il consomme le haschich et le « remède », une poudre blanche, à volonté. Sa « tante » lui conseille de limiter son trafic de haschich à ses amis, les intellectuels marxistes et de travailler à améliorer son français. « Tu veux être Français ? Non, dis-je. Non. »
Suit une longue méditation, alimentée par la lecture de Frantz Fanon. « Il n’existait qu’une seule solution à cette aliénation provoquée non par le nègre ni par le bâtard, mais par les vrais bâtards, les racistes et les colonisateurs qui imputaient à la victime les conditions créées par le bourreau. »
Après le Nouvel An français, c’est la fête du Têt organisée par l’Union des Vietnamiens, à la salle de la Mutualité. Devant la salle, une foule scandant « Le communisme c’est le mal, à bas le communisme, Hô Chi Minh assassin… » Des gens de l’Association pour le peuple vietnamien libre. Des réfugiés récents, mal habillés et bruyants, pas comme les gens d’origine vietnamienne vivant en France, « silencieux, discrets, charmants, et, surtout, inoffensifs. »
Vo Danh participe au spectacle habillé en paysan. Avant toute chose, ce sont les discours – du président de l’Union, de l’ambassadeur du Vietnam – sans un mot pour les manifestants. « Employer tant de mots pour ne rien dire, cela demandait un vrai talent. » L’ironie est mordante, comme souvent dans le roman.
Peu après, Vo Danh est chargé d’accompagner BFD au Ciel, le bordel où il a passé sa première convalescence. En attendant le politicien socialiste occupé avec Crème Brûlée, il reprend sa conversation avec « le videur eschatologue » sur Césaire, Fanon, Gramsci, la révolution… Au retour, la discussion dans la belle voiture italienne s’envenime à partir d’un commentaire de BFD sur les femmes asiatiques « si délicates, si intuitives, si glabres, si intemporelles, si infatigables. » Vo Danh est exaspéré par le cliché raciste : il peut en témoigner, lui qui a rencontré des milliers de femmes asiatiques !
La guerre des gangs est sans fin : il faut maintenant retrouver Mona Lisa qui est bientôt à la merci de Vo Danh. Etrangement, alors que Mona Lisa vient de le traiter de bâtard, il n’est pas submergé par la colère. Et même il lui accorde son pardon. Il vient de s’avouer leur « commune inhumanité ».
Frantz Fanon - Peau noire, masque blanc

Quatrième partie
Vous*

120 pages
Dans les deux semaines qui suivent, Vo Danh pratique sur Mona Lisa l’art appris de Claude, son mentor, lorsqu’il travaillait pour « la police secrète de la Branche spéciale, cet enfant adoptif de la CIA », un art exercé sur le corps et l’esprit. Mona Lisa tient bon. Il livre quelques éléments de son passé : cet oncle poussé à la Seine par les gendarmes, son père dont il excuse la violence sur ses enfants parce qu’il avait d’abord été frappé par les Français. Mais Le Boss est pressé d’en finir et somme Vo Danh de régler son compte au truand algérien avant samedi.
Ce soir-là, il y aura une grande fête organisée pour quelques VIP dans le triplex luxueux d’un bel immeuble de l’avenue Hoche. Des palmiers en pot, des tapis, des bâtons d’encens dans toutes les pièces, quatre musiciens de jazz. « C’étaient des réfugiés, comme moi, qui avaient fui le ventre flasque du racisme grossier de l’Amérique blanche pour le cœur du racisme parisien complaisant et satisfait de soi ». En compagnie du videur eschatologue, le Bâtard fou accueille les invités – des hommes uniquement -, prend les manteaux, circule avec un plateau offrant cigarettes de tabac et de haschich, et le « remède » dans un « bol doré ». Le champagne coule à flots. L’adjoint du Boss annonce l’entrée « des plus belles filles de Paris, venues des quatre coins de la planète ». Chacune des filles est présentée sur une estrade, comme des esclaves et les clients peuvent faire leur choix. L’orgie peut commencer.
L’invitation du Boss n’était pas gratuite. Le lendemain matin, le Bâtard fou découvre le Boss visionnant des vidéos de la soirée, qui vont rapporter gros.
Le dénouement approche : le Bâtard fou refuse d’achever Mona Lisa à coups de marteau. Quand, nouveau retournement de situation, deux truands de la bande de Mona Lisa font irruption, tirent sur le Boss, son adjoint, libèrent Mona Lisa et font grâce au Bâtard fou.
Ultime péripétie, les trois frères du camp de rééducation sont réunis : Man, Bon et toi, le Bâtard fou.

Epilogue
Tu

Neuf pages tragiques, évidemment.

***

Viet Thanh Nguyen en 2015 © Creative Commons
Viet Thanh Nguyen en 2015
© Creative Commons

Cinq ans après le prix Pulitzer et le succès international de son roman Le Sympathisant, Viet Thanh Nguyen revient sur le devant de l’actualité littéraire avec Le Dévoué.
Même brièveté du titre, même personnage principal, même jeu avec les genres littéraires.
Mais la colère a monté d’un cran et le Dévoué finit par dire NON !

Crimes individuels et crimes de masse
Agent double échappé d’un camp de rééducation, Vo Danh alias le Bâtard fou débarque à Paris en 1981, quelques mois après l’élection de François Mitterrand. Il est tout de suite embauché dans le réseau d’un chef de gang asiatique – un ancien du camp – dont le QG se situe dans le 13ème arrondissement. Guerre de territoire entre gangs. Violences, tortures, meurtres. Collusion entre le monde politique et le monde de la pègre. Prostitution de jeunes femmes asiatiques. Et pourtant ce roman n’est pas vraiment un thriller. Ou du moins le thriller est-il le support de la satire sociale et de la réflexion philosophique.
« Mon défi, ici, était de mobiliser l’efficacité du polar, avec son lot de violence, de drogue et de sexe, pour poser une question, celle de la connexion entre crimes individuels et crimes de masse. Toutes les sociétés condamnent les crimes individuels. Mais les crimes de masse, lorsqu’ils sont accomplis par le camp vainqueur, sont intégrés à la mémoire collective, commémorés, célébrés. » Viet Thanh Nguyen, Paris 2021

Le masque comme métaphore de la dualité
Le narrateur à l’identité trouble – tantôt Moi, tantôt Moi-même, tantôt Je ou Vous* ou Tu – crie son déchirement entre ses deux appartenances : française par le père, vietnamienne par la mère.
Cette dualité, le romancier l’a vécue lors de son enfance aux Etats-Unis lorsque ses parents lui répétaient qu’il était « 100 % vietnamien ». « Dehors, il me semblait être un Vietnamien envoyé pour espionner les Américains. »
Et les masques sont une « allusion au célèbre essai de Fanon, Peaux noires, masques blancs, qui interroge la dualité de l’individu postcolonial. »
Le narrateur enrage de se faire traiter de « niaqué2 » par un truand algérien alors que tous deux sont victimes de la même machine à broyer coloniale, que tous deux devraient sympathiser et admettre leur commune « inhumanité ».

Masques vietnamiens, collection personnelle
Masques vietnamiens, collection personnelle

Discours sur le colonialisme
La critique du colonialisme et de ses séquelles domine le texte. Elle est vécue à travers des exemples concrets : la bâtardise du héros, les femmes asiatiques prisées des Français amateurs d’exotisme, les musiciens de jazz pris pour des américains et qui masquent leur africanité pour éviter qu’on « les traite comme de la merde. »
Elle est réfléchie à travers une multiplicité d’ouvrages et autant de références formulées par le narrateur philosophe : Rousseau, Adorno, Althusser, Gramsci, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Julia Kristeva ou Le Candide de Voltaire…
Situé dans le Paris des années 1980, Le Dévoué renvoie dos à dos le multiculturalisme à l’américaine et l’universalisme à la française. Pour Viet Thanh Nguyen, chaque pays est encore englué dans une histoire marquée par l’esclavage et le colonialisme.
« Aux Etats-Unis, le racisme est perceptible dans la culture populaire, les stéréotypes insultants qui peuplent cinéma et télévision. Mais c’est en France, pays que j’aime et où j’ai fait de nombreux séjours, qu’on m’a lancé au visage de vraies insultes racistes. Cela ne m’était jamais arrivé en Amérique ! »
Il épingle aussi le paradoxe français de l’après-guerre, lorsque la France saluait et accueillait nombre d’artistes afro-américains mais tardait à reconnaître les artistes français ou francophones de couleur comme Aimé Césaire ou Frantz Fanon.

La violence et le style
Viet Thanh Nguyen, le cinéphile, cite Quentin Tarantino et Jean-Pierre Melville comme sources de son imaginaire. « Quand je regarde un film comme Reservoir Dogs [1992], je suis fasciné par la manière dont le cinéaste parvient à plonger son spectateur dans une expérience insoutenable par la seule force du rythme du plan. »
Lorsqu’il a commencé l’écriture du Dévoué, son projet était de raconter la violence du point de vue de celui qui la subit. Ce qui lui interdisait les phrases courtes et bien construites. D’où des séquences haletantes, de plusieurs pages, lorsque le Bâtard fou est emporté dans des tourbillons de violence réels ou oniriques.

Un auteur érudit, philosophe et politique. Un mélange des genres et des registres étonnant. Une écriture singulière. A découvrir.
Régine Hausermann
3 avril 2022

1 Allusion à son précédent roman, Le Sympathisant
2 Paysan en vietnamien


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