Le Parc aux roseaux de Thuân

Le Parc aux roseaux de Thuân

Petites histoires sur une double appartenance culturelle

La romancière Doan Anh Thuân (dont le prénom est le nom de plume) a publié en avril 2023 la version en français de son neuvième ouvrage, « Le Parc aux roseaux ». Dans ce livre paru en 2021 au Vietnam, l’autrice basée dans l’Hexagone aborde son thème récurrent de l’exil, à travers une série de 21 chapitres. Bien calibrés, ils sont centrés sur une narratrice anonyme de retour à Saigon après dix ans passés à Paris. Thuân y raconte des anecdotes très diverses, souvent trop furtives et sans liens évidents, laissant malgré tout une agréable impression de voyage entre les deux pays.
Le roman – dont on devine facilement qu’il n’est pas totalement fictionnel – offre un tableau impressionniste sur les mœurs, la vie quotidienne ou l’Histoire récente d’une partie du Vietnam. La France y est également présente, notamment à travers les réminiscences d’un amoureux parisien, étrangement nommé par son initiale « P » seulement. D’autres rencontres faites dans l’Hexagone sont également les acteurs de cet ensemble de chapitres distincts qui s’apparente à un recueil de nouvelles. En particulier une Russe toxique, voisine d’immeuble avec qui la narratrice expatriée en Europe cessera tout contact.
Un des parents de l’héroïne est l’autre personnage le plus important et influent du récit. « Ce roman, c’est un peu moi mais pas moi. On reconnaît mon père, aussi. Il y a trois ans, il a eu un AVC assez grave, et j’ai décidé d’écrire sur lui », expliquait Thuân lors d’une rencontre au Gazette Café de Montpellier, deux mois après la publication en France. « La narratrice, comme moi, cherche à comprendre son père. »
Dans la fiction, ce dernier a la particularité d’avoir inculqué à ses deux filles une part de culture occidentale. « Dès notre plus jeune âge, il nous avait appris qu’il existait un monde différent, au-delà des frontières de notre pays en forme de S », écrit la romancière. Ce papa omniprésent (alors que la maman dont il a divorcé est assez absente) a un point commun avec Thuân. Il a passé plusieurs années en France, conservant même un accent marseillais quand il s’exprime dans la langue de Molière. Puis il est rentré au Vietnam après la victoire contre les Américains, en 1975, pour contribuer à la Réunification du pays.
Le jeune homme qu’il était encore a fini par regretter ce retour, à cause de l’inconfort matériel et des discriminations subies : bien que patriote, il était considéré comme venant de l’étranger, malheureusement pour lui. Ces désagréments expliquent pourquoi devenu père, il a tenu à apporter un peu beaucoup de France à la narratrice et à sa sœur deux ans plus âgée. Il y a réussi surtout avec la première, grâce à des livres perçus « comme une lumière en cette période obscure et non comme l’élément déclencheur de notre passion pour la littérature ».

Thuân à Montpellier en 2023
Thuân à Montpellier en 2023

C’est du vécu pour Thuân qui, se souvenant de son arrivée en France, a déclaré à Montpellier (invitée par l’Association d’Amitié Franco-Vietnamienne locale) : « Paris m’était familier grâce à la littérature. De même pour Rouen avec Flaubert. Je le dois aussi à mes excellents professeurs de français à Moscou, qui pourtant n’avaient jamais mis les pieds en France. »
A côté de son mentor paternel et culturel, la sœur de l’héroïne est un personnage particulièrement intéressant par son statut et ses activités. Mariée avec un apparatchik du régime, elle use de passe-droits afin d’obtenir un poste d’enseignante pour sa cadette, quand celle-ci revient au pays. Elle a auparavant financé ses études et son séjour à Paris, également.
Cette femme d’affaires et de combines vite décrites permet à la romancière de présenter, à travers une arriviste vêtue de marques de luxe occidentales, certains milieux privilégiés au Vietnam. Le tableau ébauché de ses possessions, lors d’un séjour dans la ville balnéaire de Da Nang notamment, est assez frappant. L’histoire se situe il y a une quinzaine d’années, on subodore, mais cela n’a pas dû beaucoup changer depuis.
Thuân est née au Vietnam en 1967, et a fait de solides études littéraires à Moscou puis à la Sorbonne, avant de s’établir (définitivement ?) dans l’Hexagone. Dans « Le Parc aux roseaux », elle offre un exemple plus ou moins crédible des états d’âme de beaucoup de personnes conscientes qu’il y a un ou plusieurs « ailleurs », autres que leur pays d’origine ou de résidence principale. Je connais bien ce sentiment en tant que Franco-Argentin. Mais son nouveau roman peut intéresser un public francophone qui ne se limite à celui des « Viet Kieu » (Vietnamiens de la diaspora), des Vietnamophiles ou des bi-nationaux.
Le livre a été un temps censuré au pays en forme de S, pour des passages pouvant apparaître comme trop critiques sur le régime. Si tel est le cas, c’est plutôt en mode mineur, et les censeurs semblent finalement l’avoir compris ainsi. « L’interdiction a été levée lorsque j’ai signalé sur ma page Facebook que le roman allait être publié en France. Il fallait se montrer plus démocratique qu’en Corée du Nord… » commentait Thuân avec humour, lors de la rencontre au Gazette Café. « Et puis je m’y moque aussi des Occidentaux ! »
« J’écris pour démonter les clichés », a ajouté la conteuse du « Parc aux roseaux ». Peut-être, mais un lecteur ayant partagé la vie des habitants entre Saigon et Hanoi peut avoir du mal à la suivre, parfois. Tel est le cas avec la question des relations amoureuses entre hommes occidentaux et femmes vietnamiennes, abordée à plusieurs reprises. La romancière évoque par exemple des « touristes européens » appréciant « les sourires permanents, la nourriture excellente » dans la mégapole du Sud. Puis elle écrit que « les femmes vietnamiennes les regardent en déglutissant et les parents ne demandent qu’à leur offrir leurs filles en mariage. »
Ah bon ? En général, dans le pays en forme de Dragon, on ne pense que « local » pour les futurs conjoint(e)s de sa progéniture. Mais les observations parfois à l’emporte-pièce donnent lieu aussi à des remarques intrigantes, voire amusantes.

Thuân et Jean-Pierre Tailleur au Gazette Café de Montpellier
Thuân et Jean-Pierre Tailleur au Gazette Café de Montpellier

Ainsi, lorsque Thuân rappelle que le tube français « Aline », qui rendit célèbre le chanteur-compositeur Christophe au milieu des années 1960, est très apprécié au Vietnam. Sur d’autres Caucasiens qui ont eu du succès dans le pays en forme de S, elle précise aussi : « Les Hanoïennes raffolaient de Stefan Danaïlov dans les années 80 », faisant référence à un acteur bulgare populaire à la fin de la Guerre froide. « Dans les années 90 c’était plutôt Richard Chamberlain [le comédien américain, vedette de fameuses séries télévisées] , dans les années 2000 Bill Clinton ; et bientôt ce pourrait bien être Kim Jong-Un. »
« Le Parc aux roseaux » sert à ses lecteurs d’autres généralités comme celle-ci : « Malgré la guerre, la famine, l’embargo, les persécutions, la corruption, les Vietnamiens sourient immanquablement en toute circonstance, d’un sourire triomphant, comme ils disent. Les larmes ne sont réservées qu’à deux occasions : les funérailles et les chagrins d’amour. Les Français ne pleurent pas aux enterrements, rarement lors des ruptures, mais ils vont se pendre dans la forêt ou se jettent du haut d’une falaise pour la simple raison que les feuilles d’automne sont trop jaunes, que la mer est trop bleue ou que les oiseaux sont trop insouciants. »
Ces remarques peuvent sembler en partie exagérées et bizarres, mais pas forcément déplaisantes à la lecture. Comme des condiments pour donner plus de goût à un « pho », plat hanoïen également présent dans le livre. On se laisse bercer tout le long des 21 récits par ces parallélismes et autres observations et pensées passées par la tête de la romancière, aux aspects souvent énigmatiques.
Pour conclure, il faut saluer la traduction confiée à Yves Bouillé par les éditions Actes Sud. Les chapitres sont fluides, laissant l’impression de lire une version originale en français. Thuân lui a probablement facilité la tâche avec son style limpide et vivant. En outre, elle s’y connaît dans l’exercice en sens inverse, ayant traduit en vietnamien des auteurs majeurs de la littérature française.
« Le fait de publier mes livres dans une autre langue m’incite parfois à revoir le texte original, jusqu’à remplacer un chapitre par un autre », commentait la romancière à Montpellier. Cette activité à quatre mains avec certains de ses traducteurs semble lui plaire, en effet. Elle illustre aussi son goût pour l’écriture, qui lui permet de faire des ébauches sur les réalités du Vietnam et de la France, bien rédigées et multiples mais plus évocatrices qu’informatives.

Jean-Pierre Tailleur

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